Le théâtre intérieur : la dynamique des sous-personnalités
Troisième partie : Construction du moi et système des sous-personnalités
Août 2025
par Pauline Guérisse
En psychologie jungienne, le bébé qui naît n’est pas une page blanche. Il arrive avec un bagage ancestral (transgénérationnel et collectif), un tempérament propre et déjà un début d’histoire avec le vécu utérin et la naissance. Il est doté d’une Essence, un Soi, et est donc une petite personne singulière porteuse d’informations et de potentialités, mais pour autant, il n’a pas de moi construit. D’autre part, il est totalement vulnérable, avec un système nerveux immature et il n’a pas la conscience d’être séparé de son environnement, en particulier de sa mère. En quelques années, il va devenir une personne construite, de plus en plus autonome. Nous allons voir comment le système des sous-personnalités prend forme durant ces premières années cruciales.
Vulnérable, le tout-petit doit, pour survivre, s’adapter à l’environnement qui l’accueille et avec lequel il va tisser des liens et interagir. C’est par le ressenti corporel que le bébé va percevoir son environnement[1]. Il va exprimer naturellement ses besoins par les pleurs et les appels, par son corps, par le regard, et il va sentir comment ces demandes sont reçues, modelant ses réponses adaptatives pour conserver le lien avec les personnes qui s’occupent de lui. Il va très vite incorporer les demandes conscientes et inconscientes, les ambiances, les consignes, les stress, se conformant aux besoins de son environnement. « Le moi de l’enfant se constitue dans un équilibre instable entre les influences internes et les influences externes. [2]» Chaque enfant étant singulier, porteur d’une coloration propre, l’alchimie qui s’opère chez l’un, ne sera pas celle d’un autre. Ainsi deux enfants vivant dans un même milieu ne développeront pas forcément les mêmes réponses adaptatives. Les adaptations trouvées par chacun sont celles dont il a précisément besoin pour se sentir le plus en sécurité, le plus en lien. Se sentir appartenir à son système-famille permet de survivre, d’amener de la cohérence à l’intérieur et de développer une identité.
S’attacher fortement aux personnes qui prennent soin de lui et faire en sorte que ces personnes s’attachent à lui en développant des traits qui seront appréciés, s’adapter aux demandes de l’environnement, sont des stratégies qui permettent à l’enfant de sortir de l’état de vulnérabilité initial, de survivre, de se sentir suffisamment fort.
La construction du moi de l’enfant est donc largement adaptative, l’enfant développant des tendances qui seront appréciées ou au moins tolérées parfois exigées selon les sytèmes-familles. Des aspects psychiques vont aussi apparaître en réaction à des évènements, traumatismes, conditions extérieures particulières. Et bien entendu, l’enfant s’imprègne aussi des valeurs, ressources, talents de son environnement.
Tous les traits de personnalité principaux qui vont s’activer chez l’enfant pour s’adapter deviendront les sous-personnalités primaires. Celles-ci forment le système primaire : socle fondamental des énergies psychiques qui structurent le moi, lui donnant une cohérence interne, de la force et assurant sa préservation. Il permet à l’individu de fonctionner et d’interagir avec le monde et ainsi de trouver sa place. Les sous-personnalités primaires sont les aspects dominants de la personne que l’on voit en premier et que celle-ci active de façon automatique dans son quotidien. Le système primaire, une fois constitué dans l’enfance, ne change pas.
Rappelons que l’enfant naît avec sa « note » fondamentale. On avancera donc qu’un développement est équilibré quand il y a une proportion juste entre l’influence inévitable et structurante de l’environnement et la possibilité pour l’enfant d’exprimer son élan vital propre, sinon l’enfant se sur-adapte et est obligé de cliver tout ou partie de ses besoins profonds et de sa vulnérabilité. En effet, si l’enfant n’a pas l’espace pour exprimer ses besoins profonds, le système primaire n’est plus seulement adaptatif, mais devient défensif. C’est notamment le cas quand il y a des traumatismes en intra-familial. Le moi que l’enfant donne à voir peut être un masque déconnectée de son identité profonde.[3]
Si certains aspects psychiques sont mis en avant, cela implique que d’autres sont reniés pour diverses raisons. Au système primaire s’oppose donc un ensemble d’énergies psychiques reniées qui agissent dans l’ombre et pourront par la suite s’exprimer au détriment de la personne. Ce sont des parts de nous qui ont été rejetées et que nous continuons à désavouer ou à mépriser. L’un des axes du travail en psychothérapie sera de trouver la possibilité d’un dialogue intérieur entre ces deux blocs opposés. Nous reviendrons plus tard sur cette question des polarités, centrale en psychologie jungienne.
La structure construite dans l’enfance ne change pas. C’est comme si une fois pour toute notre maison était construite. Chaque pièce a une coloration particulière abritant une part de nous. Certaines pièces sont plus grandes que d’autres, plus souvent habitées, mieux entretenues : ce sont les parties primaires. Certaines sont laissées à l’abandon, peut-être interdites, comme dans certains contes : ce sont les reniées. D’autres n’ont jamais été ouvertes, correspondant à des parts de nous jamais sollicitées : ce sont des potentialités. Des espaces abritent nos blessures, nos ombres. Parfois l’enfant intérieur est enfermé dans l’une d’elle et pleure en silence. Si l’on ne peut changer de maison (car cela reviendrait à vouloir être quelqu’un d’autre ce qui est inenvisageable), on peut visiter chaque pièce, rouvrir les fenêtres, réhabiliter certains espaces, rouvrir des portes, établir des communications... Tous ces espaces intérieurs se vivent en nous simultanément. Habiter cette maison en conscience, en en prenant soin.
Nous sommes habitués à vivre dans les pièces de nos primaires, espaces intérieurs rassurants.. Nous avons développé un Intellectuel, un Empathique, un Artiste, ou un Responsable. Nous avons renié les émotions, la capacité de dire non, la connexion avec notre vulnérabilité par exemple. Nous vivons selon le filtre de nos énergies primaires, ou plutôt elles se vivent en nous et nous agissent de l’intérieur selon les conditionnements de notre enfance. Nous ne savons pas dans quelles pièces de notre maison nous vivons. Nos primaires nous permettent de fonctionner mais nous imposent leurs filtres. Elles sont nos forces depuis le départ et font écran à nos blessures et nos vulnérabilités. Elles ont été les réponses pour résister à la contrainte de l’environnement. Nous avons intégré qu’elles nous permettaient de prendre une place, mais nos primaires ne définissent pas totalement qui nous sommes.
Le travail psychique avec les sous personnalités va consister à aller visiter et écouter les énergies du système primaire : écouter leurs besoins, comprendre en quoi elles sont venues soutenir et protéger l’enfant, en quoi elles continuent à penser qu’elles sont la meilleure façon d’interagir avec le monde. Tout cela non pas pour les délaisser, mais pour sortir de l’identification et retrouver une capacité de choix. Ainsi quelqu’un qui a une primaire de soignant, ancrée sur un enfant sauveur est tellement identifié à « prendre soin », qu’il n’a pas d’autre choix dans sa vie. C’est un réflexe. C’est sa façon d’être au monde, la façon dont il se définit. Sortir de l’identification permet de découvrir une autre pièce où être un peu égoïste et dire non est autorisé, ce qui n’annihile pas la capacité de prendre soin. Pouvoir faire un pas de côté par rapport à nos primaires permet de créer de nouveaux ajustements dans la relation au monde pour vivre de manière moins automatique, car les adaptations du passé ne sont plus forcément ajustées aux conditions du présent. Parfois c’est long et difficile parce qu’il y a des résistances au changement.
Dans le prochain article nous approfondirons quelques sous-personnalités parmi les plus courantes puis nous aborderons comment on travaille concrètement avec les sous-personnalités.
[1] Ruella Franck, Frances La Barre, La première année … et le reste de la vie Ed. L’exprimerie
[2] Marie-Claire Dolghin-Loyer, Les concepts jungiens, p.36 Ed Entrelacs
[3] Voir la notion de faux-self de D.W. Winnicott